Longtemps couteau suisse pour la structure *aAa* au début des années 2010, Lliane a fait son retour dans la rédaction l'an passé. Il nous propose aujourd'hui un edito sur l'évolution économique de l'esport.

 

 

 

On parle beaucoup de la théorie du ruissellement ces derniers temps. Au cœur du programme économique d’Emmanuel Macron ou de la réforme fiscale de Donald Trump, elle repose sur un principe simple : les revenus revenant aux personnes les plus riches ruissellent sur l’économie, comme le champagne dans une pyramide de coupes. Très contestée en économie, elle n’a jamais fait ses preuves dans le monde du sport, l’organisation des Jeux Olympiques et d’autres grands évènements ne produisant que des effets très éphémères sur la pratique sportive.

 

Le tournant du début des années 2010

 

Très affecté par le gel des budgets publicitaires lors de la crise de 2007, l’esport se relève au début des années 2010 avec l’arrivée du streaming. Grâce à l’essor technologique et à l’explosion des débits, tout le monde peut mettre en place un mini-studio de production et diffuser ses contenus depuis chez soi, le gaming devient rapidement une des principales thématiques de ces chaines amateurs. L’orgie de contenus qui en résulte, d’une qualité parfois douteuse, va inonder nos écrans.

 

Champagne

La théorie du ruissellement est un mythe

 

Ce big bang va profondément affecter la communauté. Les revenus publicitaires générés en contrepartie d’efforts et d'investissements limités sont disproportionnés par rapport aux autres formes de contenus esport, qu’il s’agisse de la production de fragmovies, de la rédaction de contenus ou de l’organisation de tournois hors-ligne. Aujourd’hui, la production de vidéos de qualité est à l’agonie, on est dans l’ère des actions de jeu qui durent tout au plus 30 secondes sans aucune post-production ou des streams de starlettes du jeu vidéo qui ne sont que le pendant gaming des émissions de téléréalité de la TNT.

 

La rédaction de contenus est aussi en grande souffrance, en témoigne par exemple la disparition du mythique portail suédois RAKAKA et le manque de profondeur des portails anglophones. Quant à l’organisation de tournois, si les LANS continuent à perdurer grâce aux passionnés, elles ne rencontrent ni la même couverture, ni le même engouement, alors que la croissance considérable de la communauté devrait susciter la création de dizaines d'évènements tous les week-ends.

 

Un modèle américain triomphant

 

C’est donc tout un modèle qui est en train de disparaître, le modèle franco-scandinave, regroupant l’élite mondiale et des joueurs lambda dans des BYOC, au profit d’un modèle américain triomphant. En souhaitant la professionnalisation de l’esport, nous avons fait celle-ci au détriment des clubs et de la communauté. En voulant des évènements spectaculaires, nous avons contenté les sponsors mais nous nous sommes mis à la merci des anglo-saxons et de la domination financière des américains. En allant sur leur terrain de jeu, nous sommes en train de perdre l’âme du sport électronique. Quels souvenirs restera-t-il aux prochaines générations si celles-ci ne connaissent que le online ? Les meilleures expériences des joueurs trentenaires n'ont-elles pas été dans les LANs, parfois chaotiques, mais toujours épiques ?

 

Le modèle de fédérations sportives en Europe est une spécificité mais aussi une chance qu’il faut préserver. Il ne faut pas avoir peur de comparer le sport électronique au football, mais on ne souligne pas suffisamment que les profits publicitaires et une partie des sommes des transferts sont redistribués par la Fédération Française de Football et soutiennent des milliers de clubs dans nos régions.

 

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Le BYOC, l'âme du sport électronique

 

Le système de matchmaking dynamique, s’il a démocratisé le format du sport électronique, est aussi le fossoyeur de sa communauté. Il n’a jamais été aussi facile de trouver cinq joueurs pour lancer un match, mais cette consommation n’est qu’éphémère. Cinq minutes après, nous ne nous souvenons même plus des pseudonymes de nos partenaires et nous ne jouerons sans doute plus jamais avec eux. Si les pickups IRC pouvaient prendre plus de temps à organiser, ils rassemblaient souvent des joueurs partageant la même langue et les mêmes affinités. Ils initiaient parfois des aventures en équipe ou des rivalités durables.

 

Le modèle américain de franchises, adopté par l’Overwatch League et vers lequel se dirige League of Legends et bien d’autres, va à l’encontre de ce partage des revenus. Sans réglementation et avec une organisation à but lucratif, les profits iront uniquement aux investisseurs. Nos acteurs historiques, privés de « slots » dans ces différentes ligues, sont amenés à disparaître ou à passer à côté du développement du sport électronique, auquel ils ont pourtant fortement contribué.

 

Les grands gagnants, ce sont des structures américaines sans âme, sans histoire, sans communauté, profitant de l’accès à des investisseurs peu regardants et parfois, il ne faut pas avoir peur de le dire, donnant lieu à un copinage regrettable. Non seulement ce n’est pas la meilleure équipe qui gagne, mais, qui plus est, elle est même parfois privée de participation à l’évènement. L’augmentation du ticket d’entrée pour la participation et le verrouillage des franchises va à l’encontre de la philosophie du sport, qu’il soit électronique ou non.

 

Pour un retour aux fondamentaux

 

Nous portons tous notre part de responsabilité dans les difficultés du modèle franco-scandinave. Par notre volonté d’aller trop vite, parfois aussi par notre cupidité ou notre élitisme, nous avons renié ce qui faisait l’âme de notre sport électronique. Principal acteur pan-européen, l’ESL a également échoué, en succombant au tropisme américain, en privilégiant les partenariats avec les éditeurs plutôt qu’avec ses communautés. Trop opaque dans ses décisions, dépourvu des mêmes armes et trop éloigné des centres de décision, l’ESL se retrouve aujourd’hui devancée par la MLG et par les éditeurs eux-mêmes dans l’organisation des évènements mondiaux.

 

Au niveau des portails communautaires, le triomphe de Reddit est révélateur d’un appauvrissement des contenus, également suscité par le passage aux appareils mobiles. Qui plus est, ces plateformes généralistes comme Reddit ou Discord s'accaparent la totalité des revenus sans aucune rémunération des vrais créateurs de contenus. Ne nous laissons pas aseptiser par une production politiquement correcte et d’une piètre qualité. L’image du sport électronique ne peut être réduite au plus petit dénominateur commun, jeuxvideo.com ne doit pas être représentatif de ce qui nous rassemble.

 

Il n’est pas trop tard, car si le modèle anglo-saxon est triomphant aujourd’hui, il dépend uniquement des budgets publicitaires et d’investissements spéculatifs, sans aucune assisse communautaire et sans source de revenus. Comme le dit le financier Warren Buffett : « c’est lorsque la mer se retire que l’on voit ceux qui se baignent nus ».

 

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Même si nous sommes parfois bâillonnés par des éditeurs peu coopératifs, nous devons nous battre pour faire vivre des évènements communautaires, organisés par des amateurs, et ce quelle que soit leur taille. Nous devons lutter pour que les innovations ne soient pas uniquement les « loot box » ou les paris en ligne. La communauté gaming est volatile et passe facilement d’un support à un autre, à nous de retourner cette arme contre les grands éditeurs en choisissant les plateformes qui nous permettront de développer l’esport de demain, de continuer à écrire sa légende et de transmettre son âme aux nouvelles générations.